Franquin, heureux père de gaffeur
Écrit le vendredi 18 février 2011 par PG Luneau
Parmi les grands classiques de l’âge d’or de la BD franco-belge, on retrouve bien évidemment, les quatre incontournables : Tintin, Astérix, Spirou et Lucky Luke. Puis, on trouve Achille Talon, les Schtroumpfs, Boule et Bill ainsi que l’inénarrable Gaston Lagaffe!
Avez-vous remarqué que, de ces huit classiques, deux sont dessinés par le même génie? Il s’agit bien sûr de Franquin, André de son petit nom, qui créa le génial gaffeur, mais qui fut, sans contredit, l’auteur des meilleurs récits de Spirou! Si ce dernier a vu passer à son chevet plus d’une bonne dizaine de scénaristes et d’illustrateurs, c’est Franquin qui lui a donné ses lettres de noblesse, ainsi que ses plus beaux personnages secondaires : l’étonnant comte de Champignac, le ventripotent maire de cette même localité, les méchants Zorglub et Zantafio, mais aussi (surtout?!) son Marsupilami légendaire!! Comment rester insensible en présence d’un bédéiste à la feuille de route si impressionnante?! Et bien grâce à mon ami Arsenul, j’ai entendu parler de «Franquin, chronologie d’une œuvre», cette belle monographie offrant un tour d’horizon très exhaustif des réalisations du père du si bien nommé Lagaffe.
J’ai beaucoup aimé y découvrir le Franquin des premières années, à la toute fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que Jijé, son maître et mentor, lui demande de reprendre la série Spirou (qu’il avait lui-même repris de Rob-Vel). Toute cette période, qui correspond aux débuts de ce qu’on appellera «l’école de Marcinelle», avec Jijé le patriarche et ses jeunots (Paape, Will, Morris et Franquin), est fascinante : à l’exception de Paape, ils vivaient tous quasiment en commune, locataires chez Joseph Gillain (alias Jijé)… qui pourtant était marié et père de quatre enfants!! C’est d’ailleurs en compagnie de toute cette smala que Morris et Franquin sont allés vivre près d’un an en Amérique, question de prendre le pouls du Nouveau Continent, de se faire des contacts et de parfaire leur technique (Morris y a trouvé l’inspiration pour des tonnes de Lucky Luke à venir!)! Les imaginez-vous, tous les huit entassés pendant un mois dans une vieille Hudson, avec la petite dernière, aux couches, suspendue dans un hamac, au plafond de la voiture?!! Ils ont traversé ainsi tout le continent, jusqu’en Californie!! Quelle épopée!! Ils continueront leur route jusqu’au Mexique, où ils habiteront quelques mois, n’ayant pas pu se procurer un permis pour travailler aux États-Unis. Et pendant tout ce temps, tous fournissaient régulièrement, par la poste, des planches que le journal de Spirou publiait!! Wow!!
J’ai aussi été fasciné par l’esprit de camaraderie qui se vivait parmi tout ce beau monde. Tous travaillaient sur des projets différents (d’ailleurs, d’autres grands se joindront à eux après leur retour en Belgique : Roba, Peyo, Jidéhem, Walthéry, Delporte…), mais tous avaient à cœur la réussite de leurs pairs, ce qui fait que, très souvent, quand l’un d’entre eux était en panne d’inspiration, c’est en groupe qu’ils brainstormaient pour l’aider à se dépatouiller. C’est d’ailleurs pourquoi les noms de tout ce beau monde apparaissent souvent dans les séries des autres, en tant qu’assistant au scénario ou aux décors, par exemple.
J’ai aimé voir les étapes de la vie de Franquin. Sa jeunesse insouciante qui lui a fait accepter cet énorme contrat qu’était la reprise du héros du journal Spirou. Sa chicane avec Dupuis, qui l’a amené à accepter un contrat chez Tintin, le concurrent (c’est ce qui est à l’origine de la création de Modeste et Pompon!). Sa lassitude grandissante, jumelée à une hépatite virale, qui l’a forcé à «suspendre» la parution de QRN sur Bretzelburg pendant près d’un an et demi. Son envie d’avoir une vraie création à lui, qui s’est concrétisée en une belle bouffée d’oxygène et de folie dans les bureaux du journal : l’arrivée d’un garçon de bureau inoubliable, Gaston. Puis, son désir de faire des trucs plus adultes, question d’exploiter les facettes plus sombres de sa personnalité (qui a abouti aux célèbres Idées noires)… Et tous ces petits projets parallèles moins connus, comme le Petit Noël, le Trombone illustré, Isabelle, Arnest Ringard et la taupe Augraphie… Ma déception? Pas un mot sur les Robinsons du rail, le livre de Franquin qui m’intrigue le plus et sur lequel je ne sais à peu près rien! (Vérification faite, il s’agirait en fait d’un roman illustré. N’étant pas une BD comme telle, ce titre a été exclu de la monographie, même s’il reprend les personnages de Gaston, de Spirou et de Fantasio!)
Tout au long du documentaire (presque deux cents pages, d’un grand format carré : il paraît bien lorsqu’on le laisse traîner sur la table à café du salon!), les illustrations abondent. Que ce soit des photos d’archives, des crayonnés plus ou moins avancés ou, plus simplement, des dessins originaux (des couvertures, par exemple, des pages de garde ou des pages finales), chaque double page est très richement illustrée. Dommage que les dimensions de ces illustrations n’aient pas été plus judicieusement choisies. En effet, c’est là une de mes plus grandes récriminations face à ce volume : trop souvent, les illustrations présentées en format pleine page sont celles déjà connues de tous, inconditionnels comme profanes. Ce sont, par exemple, des crayonnés des couvertures de la série classique (on les a pourtant vus des milliers de fois, en librairie ou en bibliothèque!!) ou des agrandissements de certaines cases qui seraient restées fort lisibles en petit format. Paradoxalement, les planches complètes, avec beaucoup de texte (souvent des couvertures d’anciens numéros du magazine Spirou), des planches qu’on aimerait donc pouvoir lire, ornent le bas des pages du documentaire, en tout petit. Les caractères dans les phylactères qui s’y trouvent ne forment plus que des chapelets de petits points totalement illisibles. Puisque les dessins de ces planches sont de la taille d’un quart de timbre-poste, on peut à peine y deviner l’action générale qui s’y passe! Il me semble qu’il aurait été plus judicieux d’inverser la tendance et de montrer les planches entières en pleine page (on aurait pu les lire!), et les grands dessins en petit format (ils auraient été quand même lisibles)! Ce traitement m’a agacé tout au long de ma lecture.
Tant qu’à être au département des plaintes, je poursuivrai en vous parlant du découpage de l’information, c’est-à-dire de l’ordre dans lequel celle-ci nous est présentée. Les auteurs, messieurs Bocquet et Verhoest, ont choisi de cristalliser leurs données autour des différents albums sur lesquels Franquin a travaillé (que ce soit en tant que scénariste, dessinateur, ou les deux), et ce, dans l’ordre de leur parution, et sans tenir compte des éditeurs. Ce choix éditorial en vaut peut-être un autre, mais il rend la chronologie de certains événements compliquée! Par exemple, il est arrivé à quelques reprises que l’édition d’un album ait lieu plusieurs mois, voire même plusieurs années, après la création de ses planches ou leur parution dans le magazine Spirou (ex. : Spirou et les hommes-bulles, dessiné en 1958 mais publié qu’en 1964, notamment parce qu’un journal français a également voulu faire paraître ce récit en feuilleton dans ses pages). De plus, certains albums renferment deux récits distincts, dessinés à des années d’intervalle (comme Panade à Champignac). Pourtant, Franquin continuait à travailler, entretemps, et publiait parfois un ou deux autres albums! Ainsi, sous l’année 1966, écrit en gros caractères à côté de l’album QRN sur Bretzelburg, on nous raconte ce qui survenait à Franquin au moment où il dessinait ces planches… en 1961, puis 1963!!?!?! Le récit de la vie et des états d’âme de l’artiste est donc assujetti à l’ordre dans lequel les éditeurs (Dupuis, très majoritairement) ont décidé de publier l’œuvre de ce génie! Cette façon de «classer» les informations (si on peut parler de «classement» !!) crée à de nombreuses reprises un déphasage qui entraîne certains chevauchements, ce qui nuit un peu à la fluidité de lecture…
De plus, si les années sont clairement identifiées en blanc sur fond rouge, à côté de chaque nouvel album, les données techniques portant sur les planches qui s’y trouvent (date de parution dans le magazine Spirou, collaborateurs, nombres de planches…) sont inscrites en gris très pâle sur fond blanc… C’est quoi, cette idée?!?! Une blague de l’imprimeur?? Pourquoi ne pas avoir mis ces tonnes de petits chiffres en noir, pour en faciliter la lecture?? J’aimerais bien connaître la raison que les maquettistes ont avancée pour justifier un choix si ridiculement peu pratique!
Bref, malgré toutes ces peccadilles qui m’ont un peu titillé au cours de ma lecture, j’ai néanmoins aimé mon voyage dans l’univers de cet incontournable pilier des éditions Dupuis. Les innombrables anecdotes étaient souvent rafraîchissantes et les nombreux commentaires de l’artiste, tirés de différentes entrevues, m’ont permis de me tracer un portrait très positif de qui devait être cet heureux homme. Grâce à ce documentaire, j’ai appris plein de choses sur lui et sur son œuvre. Et j’ai enfin pu lire les explications concernant la célèbre absence du tome #5 de la série des Gaston! Les connaisseurs savent sûrement déjà que les albums du célèbre Lagaffe, avant leur récente réédition, passaient du tome R4 au tome 6 !! Cette mystification (remarquez qu’elle cadrait tout à fait avec le caractère gaffeur du personnage, et que le magazine Spirou a beaucoup tablé là-dessus pour fidéliser – et faire rire!! – son lectorat) nous est enfin expliquée… Seulement, malgré toute ma bonne volonté, je ne pourrai pas vous résumer la situation!! En effet, même si les explications de ce running-gag sont logiques et rationnelles, je les ai tellement lues et relues, pour bien les comprendre et ne plus les oublier… qu’elles se sont mises à devenir de plus en plus embrouillées à chaque relecture!! J’ai fait, en quelque sorte, un Lagaffe de moi-même, ce qui vous forcera à lire ce livre à votre tour, si vous désirez venir à bout de ce mystère!! Ce faisant, je suis sûr que vous y prendrez autant de plaisir que j’en ai pris à côtoyer ce grand du neuvième art et ses créations!
Franquin, chronologie d’une œuvre
Auteurs : José-Louis BOCQUET & Eric VERHOEST
Éditions : Marsu productions
Année : 2007
Nombre de pages : 192
Appréciation : 4,5 /6
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